Projet : les enjeux d’une rencontre: Delphine Durand et Jorge Amat
Ce travail n’aurait pu être sans la rencontre qui l’a motivé. Entre poésie, peinture et photographie, le projet puise à bien des sources, à de multiples réflexions. Il est porté par la conjonction liant peinture et photographies dans la création. Ut pictura ut photographia. Qu’est ce que la référence immédiate d’une épreuve photographique à une œuvre picturale ou dessinée ?, c’est la manière dont la photographie a fait naitre un paradigme de représentation tout à fois original. La création d’images nouvelles ouvrant ainsi un nouveau répertoire mêlant poésie, film et photographies faits pour être transgressés, bouleversés. Les images baroques de Jorge Amat empruntant aux vertiges illusionnistes, au diorama et aux daguerréotypes. Le désir de fixer une image de l’intérieur conduisant vers la conception d’une image miroitante, étrange où la magie se mêle à la réalité.
Image, la photographie est, grâce à sa relation originelle avec la poésie, dispositif. Loin de ne reproduire qu’un réel préexistant, elle le recompose, l’invente, le recrée ; Ainsi l’image est toujours performée. C’est un art du subterfuge et de l’incantation baudelairienne à travers l’enregistrement d’un temps à jamais disparu, cette douceur nostalgique et mortelle si poignante pour Roland Barthes. A travers cette impossible temporalité, les poèmes de Delphine Durand s’incarnent dans les jeux d’illusion d’une vision de l’Histoire tragique. Esthétique funèbre, baroque expressionniste fondée sur la réminiscence, l’image de Jorge Amat emprunte aux secrets de l’ancre de l’alchimiste et permet-dans un processus métonymique de dévoiler et de révéler la beauté terrible du monde. Lumière, ombre, empreinte, trace et reflet, la fusion entre photographie et poésie (rappelant le pictorialisme) prend une dimension symbolique et allégorique du monde. Au-delà d’une performance, l’alliance des arts devient ici support d’une création singulière, qui transforme, dans son rapport au temps, le parangon de l’étrange.
Ces tableaux vivants se teintent au plus vif d’une mélancolie presque mortifère soutenue par l’intemporalité des scènes. Le projet rayonne à la croisée des disciplines, à travers les éléments disparates du réel et la mise en abîme du poème.
Delphine Durand

Monologue du grand assassiné
(Artaud) par Delphine Durand
Le pernicieux viscère du temps
Aux confins d’un cœur tombé
La douceur du Nada du souvenir déjà cadavre
Personne ne sort d’ici dit la molaire douloureuse incrustée
Dans le talon de l’ange
L’orphelin se pétrifie en un agneau fidèle
L’huile sur les lèvres d’Orphée répond seule
À la mer démontée qui recouvrira toutes les auréoles
La solitude des marbres hurlants
Et la funèbre île de l’âme prolonge
Les feuilles du matin posées avec une hardiesse angoissée
Sur l’ossature enflammée du temps vivant

Toi le voyageur qui plonge la main
Dans le gant monstrueusement large du labyrinthe
La blessure s’ouvre comme un lac
Avec le son du caillou
Il pleuvra sur les visages disloqués d’éclairs
Des forêts sous-marines
Il n’ya pas d’autre preuve à l’existence de Dieu
Que la saveur de la langue que le silence avale
Et clouée se débat dans le signe impétueux
Du viol de la douceur qui apprend à faire son nid
Dans l’entaille des mots

Le vase d’élection trop petit pour le destin
Pèse comme la pierre au cou du noyé
Le vent ouvre tes flancs de ses éperons argentés
L’étoile vive et déchirée de ton rein se coagule
Dans le geste d’oraison
D’un cri tu fais s’écrouler le temps sombre
Tu brises l’ampoule de vinaigre des splendeurs
Dans un ombilic d’équilibres
Tu es le nom qui coupe en deux les lèvres

La folie est une graine qui éclate dans le fruit blanc
Du nerf
Avec la force enneigée du vin de cauchemar
Tu es ce visage d’indien
Plus étrange que les tourmentes en mer
L’orage est le seul moyen d’apprendre à parler
Dans la concavité des images secrètes
Les pentes de lichen défont l’insomnie prodigue
Sous les paupières métalliques de la douleur
La nuit totale et aveuglée

Quetzalcóatl dans ta main nue
Comme l’acide le plus fidèle
Qui ronge le corps en liberté
Sur d’autres ailes
Le noyé est toujours vertical dans la source
Le miroir du haut midi
Toujours blessé par une écharde d’aube
Chanson de Crazy Jane par Delphine Durand
Je suis la sœur des arbres
Enfant je m’abandonnais sous le soleil
Craignant de détruire mon cœur de cendre
Je peux supporter cette solitude
Rester là pour l’éternité
À écrire ton nom sur la mousse
Je suis argile, je suis terre
Feuille sèche poussée par le vent

Tu es venu
Tu as tressé dans mes cheveux des papillons
Des tendresses occultes
Tu m’as chevauchée des jours et des jours sans reprendre haleine
Tu es resté incrusté dans mes os
Tu m’as couverte de la dentelle blanche de ton sperme
Tu as bâillonné de glace mes lèvres
Tu m’as frappée avec une couronne d’orties
Tu as découpé mon corps en deux morceaux de prairie
Et tu as jeté ma tête comme celle d’un pantin

En ma déréliction l’hiver a grandi
Et maintenant je suis dans la maison des fous
Mes veines me sautent au visage
Je suis rongée à longueur de journée
Par la faim tenaillante du désastre
Les fleurs se défont sous les trombes d’eau
Des champignons poussent dans la chambre

Les hommes marchent nus vers leur destin
Il n’y a que leur estomac qui proteste
Il ne me reste rien que
L’ultime supplice
De ce carré de lumière
Cette fenêtre où je t’attends
L’insoutenable souffrance
L’infini sentiment de perte
Je suis argile, je suis terre
Feuille sèche poussée par le vent

Chaque tourment à été épuisé
Ma chair commence à se putréfier
Mon esprit est ce fantôme échevelé
Qui dérive vers une horde de lumières
Je peux supporter cette solitude
Je peux rester là pour l’éternité
Je suis argile, je suis terre
Je me souviens de toi jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à oublier
Garcia Lorca par Delphine Durand
Maigre
La peau noire
Granitique
Avec cette évidente
Apparition
De l’insondable
Comme le sphinx taillé
Dans le chêne lustré
De la dévotion
Tes lèvres de liège
Dont chaque grain de peau
A été mordu par les larrons
Du deuil
Les Gestas et Dimas
Les crachats de salive
Mêlés de sang
Sont plus savoureux
Lorsqu’ils sont cachés
Inassouvis
Dans les solitudes
De la chair

Les grilles moisies
Du confessionnal
Tu vis en état de péché
Avec un garçon qui te traîne par les cheveux
Il te tient
Car jamais
Tu ne l’as aimé
Tu désires le voir mort
Il te tient
captif
Grâce à la science de Satan
Pour que ta ressemblance
Avec les morts
Soit plus grande

Les os de tes genoux craquent
Sur le chemin
Se dresse un retable pour
Les violeurs tonsurés
Qui disent des messes noires gratuites
Pour le repos de ton âme édentée
Il y a au fond des miroirs
Des visages livides
Des yeux d’agonie
Des mantes sombres
Des rosaires dans les
Mains décharnées
L’une est noire
L’autre blanche

Le sacristain en soutane
Porte un bandeau noir
Sur les rognures
Sanglantes
De ses oreilles coupées ras
Il crache dans ses doigts
Pour moucher les cierges
Taisez-vous châtrés
Quelle bouche chrétienne a parlé
Quand on t’a pris trois fils
Il faut en finir avec les bourreaux
Tu sors la main de la braise
Tu fais le signe de la croix
Les chiens de la lune
le guet sur les aires
Et ouvrent aux bêtes sauvages
La mélancolie d’absences
Du souffle rouge
Dans la profondeur des genoux
Les voleurs confient leur sort aux dés

Le culte ronge les divinités
Comme un rat le désir
Grimpe
Sur les hymnes liturgiques
De la détresse
Faisant l’amour
Comme les aveugles
Lorsqu’ils entendent une voix dans leur dos
Non pas un jour mais une enfance
Le dernier de tes amants
Recevant des messes et des oraisons
Sourde oreille oubliant le chant des serrures
De la miséricorde
Dans ces provinces
De grandes épines
Minuit
Minuit
Mère, défaites mon surplis
Pour allaiter les tristes cœurs
Un cavalier court à la recherche
De la main coupée
De la Chimère
Le mouchoir d’or
Qui est le linceul
De la main blanche
Spectrale
Un galop éclaboussé de sang
Une tache noire passe en courant
Sur le mur

Tu violes les filles
Avec le venin
Des cloitres délabrés
Tu défonces leur crane
À coups de crosse dorée
Ton âme si vieille
Et si lasse
De son ombre balsamique
Il faut en finir avec les bourreaux
Il ne te reste qu’à te mettre une pierre au cou
Et à te précipiter dans la rivière
Avec la femme adultère

« La llorona » poème de Delphine Durand
Dans ma bouche tu es un arbre qui dort
Tu es en moi dans le cercle de feu de mon écume
Je vais déchirer mon visage pour l’apporter à l’homme de mon cœur
Je vais carder mon cœur dans la forme du vent
Je vais m’allonger dans la lumière de tes poignets
Je vais connaitre l’insupportable tendresse de ton image
Je vais me coucher pour me défaire dans l’arc de tes mains
Je vais être l’ombre de ton sang dans les canaux de tes veines
Je vais commencer à mourir dans ta main gauche
Pour naître dans l’autre main

Je ferai des enfants sans faire l’amour
Car j’ai déchiré mon visage
Et je me suis perdue au point qu’aucun dieu ne viendra me visiter

Des oiseaux ivres se meurent dans mon ventre
La sanglante délicatesse de l’épine du sexe
Sous mes doigts deviendra vent

Dans la nuit j’ai trouvé la profonde solitude
Les marteaux de la nuit ont commencé à frapper
Et ma tête chantait
Et l’amour frappait de plus en plus fort
Et je me suis perdue au point qu’aucun dieu ne viendra me visiter

La ballade de la pauvre putain
Yes M’ma
je vais être enterrée comme une putain
mais avec un pasteur
à six pieds sous terre
comme une dame
car j’arrive au terme
remplie de moi, repue
dans ma radieuse absence de lumière
me voici livrée aux intempéries
dans un écroulement d’anges

Dans mon ventre a couru
le jus d’Adam
et la poudre des feux d’artifice
et des ailes m’ont poussé
mes mains rouges ont bercé des soupirs
ma croupe se muait en port étranger
pour cingler à nouveau à l’aube
et j’ai abandonné ma pesanteur sur chaque rive
quand mon argile avait un bruit d’argent
et dans les rues se déversait d’un miroir
l’odeur de cuisine de mon sexe
comme une terre crasseuse fait perdre la tête au soleil

Le lignage d’ombre dans le volubilis te dit que je vieillis
les hommes sont des chiffons secoués
par le monstrueux baiser
de ce qui garde le nom d’âme
et qui est comme une énorme montre
qu’on remonte collée à ton oreille
dans cette tombe
J’attendrai la chute des feuilles
une poignée d’oiseaux pour défendre
la mémoire de ma décomposition
chaque bête a reçu un nom magique
pour dire son innocence
en toute humilité
Faire l’amour à l’ogresse : Médée
« Je m’appelle la brûlée-vive, je suis l’aigle-femme, je m’appelle la tuée-vive » (Mohammed Khair-Eddine)
Bois entre mes lèvres la grappe qui saigne sur les robes de la nuit au bruit des dents qui mâchent
Demain sans vergogne tu violeras la couronne
Demain tu pâliras comme la laine en t’appelant agneau dans une peau de louve
Le monde serait bâti sur l’agonie de la lumière
Une flèche dans le front n’est pas d’or
je te tiens comme pur néant qui m’ensonge de plaies
Car dressée contre l’Eros, tu te souviens quand ta bouche se collait à la bouche du mort

La ruine te saisit par les cheveux
Et ton sein a la blancheur d’un nœud coulant
Tombant comme la cire sur le marbre des joues giflées
Elle le dépeça, suivant les os, en douze morceaux
Elle en mangea mais toujours il en restait
Pieds et poings liés comme les Gémeaux
Les sphères endossant le Lion avide de sa proie puisant ses larmes dans les sceaux
Immuable, informe, Un, Incorporel

Je suis comme le crépuscule du soir, je me déshabille au Nord, je me couvre à l’ouest de ma pourpre.
Ouvre-moi la fin de l’exil, lorsque les temps de la fin furent scellés à l’amalgame des anges de la rage.
Tu croupiras dans le donjon abject des certitudes, des bestioles innommées :
il y a une balance qui redresse les corbeaux dissolus.
Cause formelle et finale, puissance

Délecte-toi le lait et le coulis sirupeux de la mort sur ta langue ! prends tes habits de roi funèbre,
mets ton diadème, fais leur savoir que je suis une traînée de l’enfer, à nous deux nous tramerons la subversion de la fosse,
je parfumerai mon corps quand le ciel a mis sous clef les ailes de l’aigle.
Demain mes odeur fétides encrasseront les sangles
et que Dieu me culbute au gibet de la honte avec l’estomac d’un bouc comme linceul :
que ma mère devienne mon sépulcre
Car la mort nous séparera
Le feu de ta perte brûlera mon cœur
Sous ma robe,
Je crée
Je tranche
